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Un cylindre d’acier creux, de six mille mètres de diamètre et douze cents mètres de haut, posé sur sa base. C’est Moontown. Huit mois ont suffi à l’assemblage de ses pièces, préfabriquées dans toutes les usines du Royaume-Uni et des Dominions.

Dans ses parois sont disposés les alvéoles d’habitation. Chacun est desservi, à l’extérieur, par un balcon d’atterrissage avec garage individuel. À l’intérieur, une avenue circulaire aux murs d’acier, au ciel de cuivre, éclairée en lumière solaire télévisée, sert d’artère à chaque étage. Dans un tube de verre, au milieu de l’avenue, glissent sans bruit des véhicules transparents, à molémoteur. Une station tous les cinq cents mètres. Un ascenseur tous les cent mètres.

Le triomphe de Moontown est la suppression totale des canalisations. Dans chaque appartement, le molémoteur fabrique l’eau et la réchauffe ou la glace, donne le courant électrique, conditionne l’air, cuit les aliments, absorbe les poussières et digère les ordures.

Le rez-de-chaussée et les trois premiers étages sont déjà occupés. Les autres étages, encore vides, seront mis en service au rythme d’un par semaine.

Dans le creux du cylindre, la forêt vierge a été rasée, le sol retourné, cylindré, cimenté. Sur le ciment plat, des parcs et des jardins ont été aménagés, des lacs bâtis, des usines sans fumée dissimulées dans des bouquets d’arbres. Une piste permanente de sports d’hiver occupe un diamètre.

Au dernier étage de Moontown, dans un appartement spécial, sous l’œil des savants, des sociologues, des militaires et des délégués des syndicats, vit le Civilisé Inconnu.

On sait de lui seulement qu’il est citoyen anglais. Il a renoncé à son nom et à son passé, pour être le premier à jouir des fruits de l’avenir. Tout ce que le progrès peut inventer est mis aussitôt à son service. Il est, dès aujourd’hui, l’homme de demain. Il est le banc d’essai et le modèle. La pointe de l’épée de la Civilisation. Tous les hommes du monde savent qu’ils connaîtront un jour le sort exemplaire dont il jouit. C’est une question d’un peu de temps…

Un balancement de son lit, une musique tendre, l’éveillent à l’heure qu’il a fixée. Son matelas bascule, le dépose sur un tapis roulant qui le conduit, les pieds en avant, jusqu’à la piscine. Une main de velours lui maintient la tête hors de l’eau ; des courants tièdes, froids, brûlants, se poursuivent et s’entrecroisent sur sa peau. Le tapis roulant le hisse jusqu’à la plate-forme de massage. Des rouleaux, des tampons, des pinces, des disques, des pointes, des ventouses, des hérissons, des compresseurs, des râpes, des lanières, des électrodes, des pieds-de-mouton, des lampes, des vibreuses, des éponges, des gants, des soies, des zéphirs contractent, décontractent, massent, décollent, caressent, tordent, excitent, apaisent, étirent, repassent chaque muscle, lui raclent et tordent la peau, secouent les articulations, écartent les doigts de pied, refoulent l’estomac, brassent l’intestin, titillent les glandes, chauffent la rate, font gicler la bile, tirent un par un les cheveux, pendant qu’un rasoir atomique désintègre ses poils superflus.

Du sol surgissent ses chaussures synthétiques, qui remplacent à la fois les chaussettes, les pantoufles et les souliers. Souples, chaudes, imperméables, résistantes et silencieuses. Du plafond, vers lequel il tend les bras, tombe son vêtement en tissu fait de courant d’air, de fumée de bois et de vapeur d’eau. Léger, infroissable, chaud dans les moments frais, frais quand le temps s’échauffe, il n’a pas de couleur propre, mais change de teinte selon le décor dans lequel il se déplace et l’humeur momentanée de qui le porte. C’est une grande tunique, serrée à la taille par une ceinture magnétique. Sa doublure, par l’effet de la gravitation moléculaire, s’applique doucement à la peau et sert de sous-vêtement.

Lavé, massé, peigné, vêtu, le Civilisé fait trois pas vers le mur qui s’ouvre à son approche, et trois autres le conduisent au fauteuil qui occupe le centre de la salle à manger. Il s’assied. Une table monte du plancher. Sur la table se trouve un plateau. Sur le plateau, un bol, dans le bol un mets dont la quantité et la qualité ont été déterminées par les instruments de la salle de massage, d’après l’état de sa peau, de ses muscles et de ses articulations. C’est un liquide sans goût. À côté du bol, une coupelle contient des pilules qui permettent au Civilisé de lui donner le goût qu’il désire : café, chocolat, jus d’ananas, pigeon rôti, pommes de terre frites.

Pendant qu’il le déguste au chalumeau, devant lui s’éclaire l’écran du télécinéma, qui lui donne les dernières nouvelles du monde, le met au courant des dernières nouveautés scientifiques, littéraires et artistiques.

Le bol vidé, la table se résorbe, et le Civilisé, pendant qu’un des bras du fauteuil lui masse doucement l’estomac, écoute une voix lui lire quelques pages d’une œuvre classique, ou du roman à succès, dont les illustrations se déroulent sur l’écran.

Trois pas conduisent le Civilisé dans la Salle des Voyages. Il décide d’aller à Honolulu en avion. Il s’étend sur une couchette, exprime simplement son désir à haute voix. Les murs se rapprochent, prennent la forme d’une cabine. Le bourdonnement des moteurs retentit, derrière les hublots défilent les nuages, les océans, puis les palmiers. Les murs s’éloignent, les paysages honoluliens se dessinent sur eux, jusqu’à l’infini, changeants et animés. La faune, la flore, l’architecture, le climat, les danses, les odeurs, les musiques, les chants des oiseaux, les cris de bêtes, les fleurs et leurs parfums, les fruits en grappe, les tigres doux comme moutons, les serpents en arabesque, les éléphants dodelinants, la mousson apprivoisée, le tam-tam, les danses nues et en robe du soir, le bar du Grand-Hôtel et le whisky-soda en smoking blanc, le pari mutuel, un moustique D.D.T., le dernier lépreux, tout défile devant lui, autour de lui, aussi réel que le vrai. Et s’il désire goûter à une femme indigène, il n’a qu’à fermer les yeux, se retourner sur sa couche, étreindre son matelas qui comporte l’appareillage nécessaire, dûment hormonisé et aseptisé, et qui pousse, au moment voulu, des petits cris en langage du pays.

Revenu de voyage, le Civilisé décide de faire un peu de sport. Trois pas le conduisent dans son stade individuel. Là, il a le choix entre un ballon rond sur ressort, un canot à sec, une machine envoyeuse de balles de tennis, un ballon ovale avec plaqueur automatique, un vélo suspendu, une muraille de rochers en caoutchouc mousse, des skis fixes sur piste roulante, un aquaplane avec gerbes d’eau salée, un voilier avec vent dans les voiles, un ring avec partner-encaisseur en plastique et arbitre en boîte disant « break » et comptant jusqu’à dix.

C’est l’heure de l’examen médical. Le Civilisé pénètre dans une cellule noire. Les appareils entrent en action. Une pompe mesure la capacité de ses poumons et pulvérise un antiseptique dans ses bronches, un casque de fer fait rayonner dans son cerveau des ondes laveuses, un œil électrique scrute sa sclérotique, un thermomètre prend sa température anale, des éprouvettes, seringues et éponges sollicitent et échantillonnent ses humeurs et ses mucus. L’image de ses côtes est projetée en avant, en arrière sa colonne vertébrale, plus bas se déroule son intestin, son cœur palpite dans un cadre vert, l’ombre de sa rate est pesée sur un plateau, sa thyroïde, ses surrénales et ses testicules mesurés dans les trois dimensions. Ses globules rouges à gauche et ses globules blancs à droite défilent à toute vitesse dans deux écrans en entonnoir, vers des robinets compteurs.

Tout à coup, retentit, stridente, une sonnerie d’alarme. Un microbe vient d’être décelé. Le vibrion, livide, tente de fuir. Un pinceau de rayons le suit dans sa course. Une piqûre intraveineuse à la saignée l’oblige à se retirer dans le muscle fessier. Une piqûre intramusculaire l’en déloge. Il se réfugie dans l'épithélium de la cuisse. Une piqûre sous-cutanée le cerne et l’assiège. Six autres piqûres galvanisent les phagocytes qui montent à l’assaut. Le vibrion combat farouchement, mais à la fin, succombe. Le Civilisé est près d’en faire autant. Une canule de verre introduite dans une artère lui retire jusqu’à la dernière goutte son sang fatigué, que remplace à mesure un sang tout neuf, fabriqué du jour même. Il sort de la cellule rajeuni. Un scalpel radio-guidé d’après un Apollon de marbre a redressé son nez, rogné ses oreilles, agrandi ses yeux, et, par la même occasion, enlevé ses amygdales, son appendice, et ses petits doigts de pied qui ne servent à rien qu’à recevoir des cors. La douleur est nulle, la cicatrisation instantanée. Nourri d’aliments en partie prédigérés, il va bientôt pouvoir se passer de la moitié de son intestin, qu’on lui enlèvera. Un jour prochain, on pourra le nourrir uniquement de piqûres et le débarrasser en entier, de la glotte à l’anus, de son tube digestif, qui a toujours été un nid à microbes. On est en train de mettre au point un système d’oxygénation du sang par piqûres biquotidiennes, qui permettra de lui enlever aussi ses poumons, coupant ainsi la route de la tuberculose. Dans ces espaces intérieurs rendus vacants, on logera des appareils de mesure et d’antisepsie.

Après son deuxième repas, exactement pareil au premier, le Civilisé se rend au travail.

Trois pas le conduisent dans son atelier. C’est une pièce carrée, aux murs peints en couleurs fonctionnelles. Le Civilisé prend place sur une chaise en tubes nickelés, au siège pneumatique à ventilation interne. Devant lui se trouve son établi. La distance qui sépare la chaise de l’établi et leurs hauteurs respectives ont été calculées à un millimètre près, en tenant compte de la longueur des bras et du poids et de l’âge du Civilisé, pour réduire son effort au minimum et faciliter ses gestes. Une musique entraînante éclate. À hauteur des yeux du Civilisé, sur le mur, une maxime resplendit en lettres rouges : « Le travail, c’est la liberté ! » Le Civilisé étend le bras droit et l’index. Juste sous la pointe de son doigt, monté sur un socle, se trouve un bouton. Il appuie son doigt sur le bouton. Une voix compte : « Un ! deux ! trois ! » C’est fini. Sa journée de travail est terminée. Les jours impairs, il se sert du bras gauche.

Le diable l’emporte
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